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la guerre du Liban

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10 août 2017

A chacun sa guerre : paroles de Libanais

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Les libanais dans la guerre 1975-2006

   La guerre du Liban, peu ou mal connue dans le monde mérite que l'on s'y arrête quelques instants. J'ai choisi de faire partager les récits de Libanais qui ont vécu chacun à leur façon ces événements dramatiques.

   Certains étaient des enfants d'autres des adultes, vivant à Beyrouth , dans le sud ou dans le Nord, tous concernés, touchés, blessés, témoins de faits plus ou moins graves.

   Qu'ils soient chrétiens, chiites, sunnites, druzzes tous ont traversé cette longue période de conflits armés avec leurs forces et leurs faiblesses, tous ont combattus ou subi les effets de ces déchirements intercommunautaires, tous ont voulu défendre leur pays.

 

 

                Première partie :                      Ce Liban méconnu

   

   1  Voyage au pays de la guerre

 

     J’ai découvert le Liban l’été 2008, à la suite de plusieurs séjours effectués en Syrie et en Jordanie, en compagnie de guides libanais. Étrangement, les circuits se déroulaient au rythme de la musique libanaise, et dans nos têtes se mêlaient les magnifiques paysages de ces pays que nous visitions, aux évocations du Liban dont nos accompagnateurs nous vantaient la beauté, les charmes de la vie et la richesse, en somme nous visitions le Liban. A la fin du séjour, l’envie d’aller voir ce pays, décrit avec tant de passion, m’est apparue comme une évidence.

Aussi je ne résistais pas longtemps à la tentation et décidais de m’y rendre au printemps prochain.

Mes amis libanais, Jocelyne et Georges, dont j’avais fait la connaissance en Jordanie, m’ont apporté une aide précieuse et enthousiaste à la préparation du voyage. A ce moment-là, j’ignorais encore presque tout du Liban, et c’est ainsi que je souhaitais aller à sa rencontre. Je me sentais prête à voir et à recevoir ce qui me serait offert. Mis à part quelques images que je conservais des récits de mes guides, et de lointains souvenirs personnels à propos du Liban, j’étais à peu près vierge de toute idée préconçue, la meilleure disposition pour découvrir un pays, me semblait-t-il.

   Le vol direct, Paris-Beyrouth, dure quatre heures quinze minutes, c’est vraiment le « Proche » Orient ! Cela me laisse à peine le temps de lire quelques pages du « Petit futé » légèrement périmé, mais rare édition à prendre le risque du tourisme libanais, à ce moment-là, et d’imaginer ce qui m’attend. Mes amis libanais ont peut-être forcé le trait en donnant une vision optimiste et un peu idyllique du Liban, aveuglés par leur éloignement…

Tandis que je rêve, bien installée dans mon fauteuil près du hublot, des souvenirs me reviennent pourtant, ou plutôt des impressions ; tout d’abord que la guerre frappe régulièrement le Liban, comme s’il s’agissait d’une fatalité. Je me souviens aussi d’avoir vu quelques reportages, des photos de bombardements, de chars, de feu et de flammes. Mais j’ignore comment le premier conflit a débuté et comment il s’est terminé. Y a-t-il eu des accords de paix ? Si oui, quand ? Où ? Avec qui ? Qui est sorti vainqueur de ce conflit ? Je réalise que je pars visiter un pays réputé « francophone », un ancien protectorat français, et j’en sais si peu.

Un autre souvenir précis me revient en mémoire. L’été 2006, un matin du mois de juillet, j’ai entendu à la radio que le Liban était bombardé par l’armée israélienne, en riposte à l’enlèvement de deux soldats israéliens par des Libanais. Les mots que je prononçais alors me reviennent curieusement en mémoire : « Des bombes tombent encore sur le Liban ! Ce doit être terrible ! Comment peuvent-ils vivre au milieu de tous ces bombardements ? » Puis je suis partie en vacances.

Déjà nous amorçons l’atterrissage ; depuis la mer, la vue est saisissante, notre avion se dirige droit sur la ville, le ciel est dégagé et j’aperçois Beyrouth enveloppée dans un nuage de brume ; humidité ou Pollution ? Je l’ignore. De grands et luxueux immeubles longent le bord de mer, des hôtels sans doute, qui font place peu à peu, à des habitations plus basses, mais également moins rutilantes. Le commandant de bord annonce l’arrivée à l’aéroport Rafic Hariri. Quel choc ! Effectivement je me souviens de ce nom qui rappelle cet assassinat particulièrement violent, dont j’ai oublié la date, et qui a tellement affecté la France, sans doute parce que Rafic Hariri était l’ami personnel de Jacques Chirac, alors Président de la République. Je garde surtout en mémoire la brutalité de l’attentat particulièrement meurtrier, qui a profondément marqué les esprits. Vérification faite, il a eu lieu le 14 février 2005.

A l’aéroport, une bonne surprise attend les voyageurs non avertis. En effet, les ressortissants français sont dispensés de visa et de taxes, comme cela se produit dans d’autres pays de la région. Bienvenue aux Français amis du Liban ! Tout va donc très vite à la douane.

Dans le hall de l’aéroport, je cherche du regard le chauffeur du taxi que Jocelyne m’a réservé, et parmi la nuée de pancartes indiquant des noms, des prénoms, des tours opérateurs, j’aperçois le mien ! J’ai un peu honte de m’afficher ainsi moi aussi, mais c’est malgré tout très rassurant. Je me retrouve donc rapidement dans le taxi en route pour Beyrouth. J’annonce fièrement au chauffeur : « Hôtel Mozart ! », à ma grande surprise, je vois qu’il ne comprend pas ce que je lui dis. Aussitôt je précise : « C’est dans le quartier d’Hamra ! Vous connaissez ? », « ? » Pas de réponse, visiblement nous ne parlons pas les mêmes langues. Je lui demande alors déconcertée : « Do you speak English ? », « yes ! », « French ? » « Yes ! », « Do you know Hamra street ? », « Ok » finit-il par me répondre, mais je ne suis pas sûre qu’il a bien compris ma destination. Durant le trajet, le chauffeur tente de me parler, mais je découvre, un peu désappointée, qu’il ne parle ni français, ni anglais, seulement arabe ! Moi qui croyais que le Liban était un pays francophone et un peu anglophone, je découvre, à mes dépens, qu’une grande partie de la population est seulement arabophone. Finalement je décide de lui faire confiance et de découvrir enfin Beyrouth.

L’aéroport étant situé au sud de la ville, nous traversons la banlieue que j’avais aperçue depuis l’avion. Il s’agit d’une succession de petites maisons en béton, imbriquées les unes dans les autres, des constructions ajoutées un peu au hasard, sans aucun souci apparent d’urbanisme, des cubes posés les uns sur les autres, simplement. Tout cela donne une impression de désordre, de précarité, mais l’animation y est intense. Le rez-de-chaussée de ces maisons est occupé par des boutiques de bric-à-brac, des ateliers rudimentaires côtoient des carrioles chargées de montagnes de fruits : oranges, bananes, pommes… l’ensemble dégage une forte impression de pauvreté. Ces zones urbaines, sortes de banlieues informelles le long de la route de l’aéroport, m’ont quelque peu intriguée. Dire que le soleil rend l’ensemble avenant et sympathique serait un peu indécent. Au fur et à mesure que nous nous rapprochons de la ville, l’architecture des maisons change, de plus en plus d’immeubles neufs apparaissent.

C’est à Beyrouth même, que je reçois véritablement le plus grand choc. Je pénètre alors dans le monde de la confusion, du mélange des genres ; entre deux immeubles flambants neufs, futuristes, rutilants, se glissent des maisons branlantes, à demi détruites, aux murs criblés d’impacts de balles. Comment est-ce possible ? Ces maisons trouées, sans fenêtres, laissant entrevoir la beauté de leur architecture, attirent mon regard. De temps à autres se dressent des immeubles désossés comme des carcasses brûlées, trouées, Mon Dieu où suis-je ? La guerre est donc bel et bien présente dans Beyrouth, elle marque la ville du sceau de son empreinte. Je me sens perdue, complètement dépaysée. Et quels embouteillages ! Les rues sont bloquées, les voitures, des Mercedes, des 4x4, voire des 4x4 Mercedes, se faufilent n’importe comment, à droite à gauche, sans règle apparente ; les feux de signalisation ne fonctionnent plus depuis la guerre pour des raisons de sécurité (phénomène assez fréquent dans les pays où la guérilla urbaine sévit) et les passages pour les piétons n’existent plus (pour des raisons de sécurité ?), marcher ou rouler dans Beyrouth dans ces conditions me parait extrêmement dangereux. Les piétons doivent se faufiler entre les voitures au péril de leur vie. Les motos, les scooters et les vélos (très peu nombreux) eux aussi, se livrent à des gymkhanas tout aussi périlleux, et tout le monde klaxonne furieusement comme si la situation était devenue subitement exceptionnelle et désespérée, alors qu’elle est le lot quotidien des automobilistes, ainsi que j’ai pu le constater par la suite. Cela me rappelle d’autres pays, situés au sud du bassin méditerranéen.

Parfois nous empruntons des rues en très bon état, bordées de maisons cossues, puis sans transition, nous débouchons sur de vastes espaces, sortes de terrains vagues géants en plein centre-ville, au milieu desquels quelques églises ou synagogues en ruine attendent d’être rasées, ou restaurées. Leur sort dépend de promoteurs prêts à tout pour valoriser ces lieux, ou bien de la richesse et de la détermination de la communauté religieuse à laquelle elles appartiennent. Quelques mosquées ici ou là rappellent que nous sommes dans un pays multiconfessionnel.

 Je me sens littéralement happée, subjuguée et effrayée, me demandant comment je ferai pour me repérer dans ce chaos. Partout règne une confusion indescriptible ; je ne peux pas dire si j’aime ce que je vois, ou non. J’éprouve des sentiments contradictoires ; je suis à la fois fascinée, et captivée, mais aussi déroutée et inquiète.

Nous arrivons enfin à l’hôtel de la rue Hamra, après de multiples tâtonnements, tours et détours. Le chauffeur demandant sans cesse « Hamra ! Mozart hôtel ! ». Et tout le monde donne son avis, le chauffeur remercie, avance un peu et s’arrête de nouveau pour redemander, interpellant les piétons, les collègues taxis et il finit par trouver l’hôtel. Il se trouve au cœur de la ville « musulmane » me dit-on plus tard, mais à quoi voit-on que c’est un quartier musulman ? J’avoue que je ne le sais toujours pas après plusieurs séjours à Beyrouth. La grande rue commerçante d’Hamra présente tous les aspects d’une rue moderne, fréquentée par les jeunes beyrouthins, filles et garçons, vêtus à la mode occidentale, quelques foulards ici ou là, mais assez peu, beaucoup de vie, d’animation aux terrasses des cafés, de nombreux taxis qui se faufilent partout interpelant les clients... Pas la moindre mosquée dans la rue elle-même, sans doute dans les rues adjacentes, une église Saint-Antoine, des banques, des hôtels, dont le mien. J’ignore encore les subtilités historiques et sociologiques qui délimitent les territoires confessionnels, par des frontières visibles ou invisibles, mentales ou matérielles.

Heureusement mon amie Jocelyne m’attend à l’hôtel, c’est très réconfortant. Je prends rapidement possession de ma chambre, puis elle me propose de faire un tour à pied, pour m’aider à me repérer lorsque je serai seule. Nous faisons quelques achats de première nécessité ; une puce téléphonique locale, de l’eau, indispensable puisque celle du robinet est impropre à la consommation, des Livres libanaises (dont le taux de change extravagant rappelle celui de la Lira italienne d’avant l’euro !), achetées dans une petite échoppe ouverte en bordure de rue. Elle me montre des restaurants, qu’elle me conseille pour goûter la vraie cuisine libanaise, puis l’université américaine, des boutiques etc. Je regarde mais je me sens incapable de prendre des repères, tout me parait embrouillé, et la plupart du temps le nom des rues n’apparaissent pas ou sont écrit en arabe. Nous sommes en fin d’après-midi, et pourtant il fait encore très chaud. Elle me raccompagne à l’hôtel, puis repart vers son village de montagne. Je découvre par la suite, que peu de mes amis vivent à Beyrouth, ils rentrent le soir dans leur village, surplombant la ville et la mer. J’ai compris les véritables raisons de cet éloignement plus tard, en effet les combats ont épargné dans l’ensemble les villes et villages alentours, par ailleurs, Beyrouth se développe de manière frénétique et anarchique, provoquant des désagréments qui rendent la vie quotidienne difficile.  Pour rejoindre son village, mon amie allait affronter les embouteillages, avec calme et résignation : « C’est normal ! On a l’habitude ! », me dit-elle en partant, enjouée, au volant de sa voiture.

Je me sens chez moi dans cette chambre d’hôtel plutôt agréable. Alors que je m’installe, l’appel à la prière du muezzin résonne dans le lointain, je réalise qu’il va faire nuit, je dois absolument, aller voir la mer ! L’hôtel est à dix minutes à pied de la Corniche, près du Phare et des Bains militaires, j’assiste, ravie, au milieu des promeneurs, à mon premier coucher du soleil de ce côté-ci de la rive méditerranéenne. Tout est calme, serein, la magie opère, je suis sous le charme, j’aime Beyrouth, je m’y sens bien.

Tout naturellement, mes premiers séjours seront consacrés à la découverte de la ville et du pays tout entier, j’ai visité Tyr, Baalbek, Anjar, Saïda, Tripoli, Byblos, les Cèdres, etc. J’effectue le « Grand tour », touristique traditionnel, je dessine, prends des photos…. Des amis m’ont amenée dans le Chouf, berceau de la nation. Le pays est magnifique mais vraiment très petit, deux-cents kilomètres de long sur une petite centaine de large en prenant les pointes extrêmes d’Est en Ouest, on peut se rendre partout dans la journée. Cela me permet de revenir tous les jours à Beyrouth, mon point d’encrage. Je me suis beaucoup attardée dans la ville, marchant un peu au hasard, réussissant, peu à peu, à me repérer, à me familiariser avec ces espaces éclatés. « Se reconnaître dans Beyrouth semblait aux voyageurs un problème souvent insoluble » observait déjà Henriette Renan1, au XIXème siècle. Dans le centre-ville, j’ai dû surmonter mon appréhension à la vue des chars stationnés un peu partout, sans doute autour de points stratégiques que je ne savais pas identifier. J’ai vu des sentinelles armées dans des guérites disséminées à travers la ville, quelques check points, vestige d’un temps, pas si lointain, où la ville était coupée en deux. Il est difficile de savoir si cette présence militaire très visible rassure ou si elle inquiète, puis on s’habitue très vite. A plusieurs reprises les militaires m’interdisent de photographier, sans doute pour des raisons « stratégiques », d’un geste discret mais explicite ; alors, tranquillement, je m’installe pour dessiner un monument abimé par la guerre, un immeuble en reconstruction, des vestiges de colonnes gréco-romaines qui se dressent dans un terrain vague, au milieu de la ville, juste à côté de la cathédrale Saint-Georges.

 

 

 

  1. Henriette Renan, sœur d’Ernest Renan (1823-1892), écrivain, philosophe et historien français, a suivi son frère en mission archéologique au Moyen-Orient, elle meurt en 1861, d’une crise de paludisme. Elle est enterrée au Liban, à Amchit, près de Byblos.

 

 

 

 

Les soldats en faction me regardent, puis ne voyant pas d’où pouvait venir le danger, me laissent faire et retournent à leur ennui, dans leur guérite. C’est ainsi que j’ai pris possession de la ville.

Parfois, il m’est arrivé d’aller au hasard, à la recherche de maisons en partie détruites, suffisamment pour laisser aller mon imagination, pensant aux familles qui avaient vécu à l’abri derrière ces murs.   Intérieurs intimes dont il ne reste que des gravats. Sans doute des vies ont-elles été brusquement interrompues, à l’instar de ces escaliers qui s’arrêtent dans le vide, brisés, ne conduisant nulle part. Je suis fascinée par le silence qui entoure ces pans de murs protégeant des jardins sauvages, que les fenêtres ouvertes laissent entrevoir et par l’indifférence des passants devant ce spectacle de désolation tellement dérangeant à mes yeux. Je me souviens de la crainte que j’éprouvais lors de mon premier séjour à Beyrouth, de voir ces bâtiments fragiles s’effondrer devant moi. Mais rien ne tombe, la fragilité n’est qu’apparente. Ils ne succombent que sous les coups des bulldozers, bien décidés à en finir avec ces maisons fantomatiques qui défigurent la ville et occupent inutilement un terrain qui sera affecté à une nouvelle fonction. Témoins muets mais combien éloquents de périodes tragiques. Sur l’une de ces maisons, dont ne subsiste que la façade, figure très lisiblement cette inscription : « Droguerie Danube bleu », ainsi qu’une fresque témoin, comme c’est émouvant ! Ailleurs, sur plusieurs étages, des balcons s’ouvrent sur le vide, sans parapet, ils me donnent le vertige.

En revenant de ces longues errances, il faut traverser des quartiers entièrement rénovés, pour rejoindre l’hôtel. Preuves que la ville retrouve ses fonctions originelles, les centres d’affaires succédant aux bureaux, flambants neufs, les banques, aux commerces de luxe. De l’ancien souk de Beyrouth, entièrement détruit dès le début de la guerre, ne subsiste que le vieux Dôme, debout, comme une butte témoin, autour duquel un centre commercial luxueux est en construction ; interdiction de prendre des photos ici aussi, alors je sors mon carnet, mes crayons, je m’installe juste en face et je dessine, le gardien me regarde un moment, mesure le danger, puis se lasse, je ne l’intéresse pas.

Ces déambulations au pays de la guerre, je ne pouvais pas les faire en compagnie de mes amis libanais. Au début ils ne comprenaient pas ma curiosité, un peu « malsaine », mes questions les gênaient ; je leur demandais par exemple : « Que s’est-il passé ici ? Quelle bataille s’y est déroulée ? Etait-ce un quartier très stratégique ? Pourquoi ? Pour qui ? ». Et lorsque je m’attardais trop longtemps devant une maison effondrée, devant des impacts de balles sur un mur, et que je les photographiais, mes amis s’impatientaient, me disant qu’il y avait autre chose à voir à Beyrouth, que la vie avait repris, qu’il n’y avait plus à revenir sur cette sombre période : « Mais pourquoi tu reviens toujours là-dessus ? » me disaient-ils : « Fais comme nous, ne regarde pas et ainsi tu ne verras pas. On s’est habitué et on avance, on ne veut pas revenir en arrière, on doit avancer, c’est comme ça, et ça ne sert à rien de revivre le passé. On l’a vécu une fois et c’est suffisant ! ».

Je ne disais rien, mais j’étais troublée. Alors, ne voulant pas les blesser avec mes remarques, je passais moi aussi à autre chose.

 Je tournais alors l’objectif de mon appareil photo, vers les nouveaux immeubles, la mer, des fleurs, des étals de fruits, tout ce qui pouvait me détourner de cette obsession.

  Ce mouvement de recul est évidemment bien compréhensible, je n’avais pas à revenir sans cesse sur ces aspects trop sinistres, même si cela m’impressionnait beaucoup. Et puis, j’ai fini par admettre que leur attitude était fondée. En effet, à quoi sert-il de se remémorer des événements douloureux, traumatisants, alors que le présent reste incertain, et la menace jamais très loin ? J’ai compris que pour résister à la tentation de l’oubli, il fallait pouvoir se projeter dans un avenir rassurant. Être en paix avec la mémoire et le passé, est un luxe dont le peuple libanais est privé depuis longtemps. L’histoire des guerres récentes (1975-1990 et 2006) qu’a connue le Liban n’est toujours pas écrite. Elle laisse béants les multiples cratères creusés par les bombes, dans le sol et dans les esprits.

C’est ainsi que  peu à peu l’idée décrire un livre, a fait son chemin. Je ne pouvais plus me contenter de me promener comme une simple touriste, visiter des sites antiques, par ailleurs magnifiques, sans chercher à approfondir ma connaissance du pays et essayer de comprendre ce que les Libanais avaient vécus pendant la guerre. Je ne songeais pas à écrire l’histoire des guerres, mais les histoires que les hommes et les femmes me raconteraient. Je souhaitais reconstituer, le temps d’un récit, des pans de vie, des histoires interrompues, et les faire renaître vingt ou trente ans après. Sans doute le phœnix, symbole cher aux libanais, n’est-il pas totalement absent de cette démarche. Je voulais savoir comment ils s’étaient adaptés à leur nouvelle vie ; les bombardements quotidiens, la destruction de leur maison, de leur quartier, les morts dans la rue, les voisins qui deviennent des ennemis. De nombreux ruraux se sont retrouvés subitement des citadins, comme si l’exode rural, certes inéluctable, avait subi une terrible accélération. J’étais curieuse de savoir ce qu’ils gardaient en mémoire et quels souvenirs ils choisiraient-ils de me livrer. Quelle guerre choisiraient-ils de me dévoiler ? Celle de leur enfance, de leur adolescence ou de leur vie d’adulte ? Sans doute j’espérais trouver des réponses à mes questions muettes, celles que je me posais devant une maison intacte mais fermée, visiblement abandonnée depuis longtemps, un jardin livré à la végétation indomptée. Tout cela m’intriguait, sans doute et me touchait profondément. Il m’est arrivé, lors d’un séjour, de voir depuis la fenêtre de ma chambre d’hôtel, un immeuble dans lequel quelques appartements, visiblement inhabités, étaient encore entièrement meublés. Sur certains lits, les oreillers et les draps, étaient encore là, comme s’ils venaient tout juste d’être quittés. Sur la terrasse, une table, des chaises, un fauteuil, laissaient supposer qu’on y prenait le café, qu’on y recevait ses voisins, ses amis, sa famille. Seuls, les rideaux déchirés et l’ameublement « années soixante », indiquaient qu’ils n’étaient plus habités depuis longtemps. Où étaient passés leurs occupants, vers quel ailleurs avaient-ils fui ? Dans quelles circonstances avaient-ils abandonné leur maison ? Le plus étonnant était de voir les autres appartements occupés normalement, des familles vivaient là, à côté de ces lieux témoins muets de drames. L’enchevêtrement de ces vies, marquées par des « avant » et des « après » m’intriguaient. Il me fallait quelques réponses, sans doute cette présence d’un passé douloureux me ramenait-il (faisaient-ils échos) à ma propre sensibilité, à mes craintes, à mes blessures anciennes.

C’est ainsi que j’ai commencé à interroger des Libanais et à écrire, comme pour transmettre et partager leurs émotions, raconter leur guerre à eux. Ceux qui ont accepté de parler, rompant ainsi un long silence, l’ont fait pour se faire entendre, pour s’entendre eux même raconter et se sentir vivants. Si la guerre les a épargnés, la mort a rarement épargné les leurs, tous ont perdu au moins un membre de leur famille ou une personne aimée.

Malgré les refus que j’essuyais au début, je ne désespérais pas, et peu à peu les langues se sont déliées, les mémoires se sont libérées, livrant quelques souvenirs, parfois douloureux, parfois à leur grande surprise, heureux !

Beaucoup de Libanais ont finalement accepté de parler et c’est grâce à eux que j’ai pu rassembler dans cet ouvrage leurs récits, je les en remercie chaleureusement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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